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fr:comprendre:moments:2004_06_05-rupture_amoureuse

Rupture amoureuse (5 juin 2004)

(Nouvelle version de la notice, centrée sur juin 2004 plutôt qu'octobre 2003)

Acte 1, scène 1.
Une table avec un ordinateur, une chaise sur laquelle je suis assis, concentré.
La main sur la souris, je déplace des paragraphes dans un texte très long. Des images du Yémen défilent derrière moi.

Une voix féminine rompt le silence :
- « On prendra des vacances, hein, quand tu auras fini… »
- Mmmm… ?
- « …On prendra la voiture, on mettra la tente dans le coffre et on partira sur les routes ! »
- Attends, je dois me concentrer, là…

Mon mémoire est déposé à la date butoir, le vendredi 4 juin 2004. Ce soir-là nous faisons la fête, la dispute éclate le lendemain matin, et je quitte son appartement. Une matinée ensoleillée de début juin, l’air est incroyablement léger. Je descends en pente douce vers Gare du Nord où le RER me prendra, jusque dans la banlieue pavillonnaire où j’ai grandi.

Dans le lit de ma chambre d’enfant, deux semaines plus tard environ, une nuit sans sommeil. Je vais repartir au Yémen le mois suivant et je sais qu’il y a un problème, car il s’est passé quelque chose à la fin de mon premier séjour. Sur le moment c’était indissociable de mon enquête, de mes liens dans cette société ; indissociable du régime politique yéménite, et de mon retour en France qui s’approchait. Ma petite amie était à l’aéroport, elle a été complice, dès l’instant de nos retrouvailles. J’ai repris mes esprits, j’ai rédigé ce mémoire, où je n’en dis pas un mot. Mais maintenant le mémoire déposé, maintenant cette relation rompue, l’incident me revient à l’esprit. Je sais bien qu’ils s’en souviennent, et je me demande comment je peux décemment revenir vers eux.

Suit une longue pérégrination dans mes souvenirs d’enfance, et au-delà l’histoire de ma famille - voir la notice de l’atelier. Au petit matin, j’ai compris : je suis homosexuel, et tout va bien se passer. Je sais que tous les déboires de mon premier séjour, assez éprouvants, étaient en fait liés au refoulement de ma « vraie nature » (fitra). Le Yémen est inscrit dans ma vie, je n’ai plus aucune appréhension, et l’air est incroyablement léger.


Bien sûr dans ma vie en France, ma conversion à l’homosexualité n’a pas changé grand-chose. Je n’ai pas perdu mes amis, je n’ai pas perdu mes droits civiques, ni mes titres universitaires. Au contraire, avec ce premier mémoire j’étais sur les rails : « Un anthropologue est né », s’était exclamé le jury unanime. Le plus dur était pourtant devant moi…

J’ai travaillé les années suivantes dans une sorte de bulle, un œuf, que la société yéménite a couvé. N’étais-je pas dans une sorte de délire ? Je me le suis demandé chaque jour, à chaque instant, en m’interrogeant sur la réalité du monde. Mais la société yéménite n’a jamais fait défaut, et dans sa présence rassurante, ce doute méthodique m’a fait grandir. Finalement en 2007, cette présence s’est imposée à moi comme l’unique certitude. La bulle s’est élevée doucement, elle m’a ramené chez moi.

C’est donc une recherche sur la sphère publique yéménite, sur les indices de sa cohésion profonde - mais cela ne représente qu’un tiers de ma recherche (volet “comprendre”), le plus simple à vrai dire. La vraie question est celle de la bulle européenne. Pourquoi les sciences sociales se dérobent-elles face à la cohérence du Moyen-Orient ? Pourquoi refusent-elles de se voir dans le miroir qu’il nous tend ? Pourquoi notre pièce de théâtre, depuis dix-huit ans, reste-t-elle enlisée à la première scène de l’acte I ?

- « Parce que tu ne l’écris pas ! », répond invariablement mon entourage, en France comme au Yémen. Il y a en effet ce mythe, complètement absurde, comme quoi je serais paralysé depuis quinze ans par un blocage « psychologique », qui m’empêcherait de rédiger ma thèse. Comme quoi j’aurais un « problème d’écriture », moi, dont l'écriture représente depuis cette époque l’essentiel de ma vie. Simplement j’ai laissé à l’écart de mes écrits, pendant quinze ans, l’incident d’octobre 2003 (voir la notice de "comprendre"). Avec le recul, qui peut dire que j'ai eu tort ? Je considérais que ça n’apportait rien, que j’avais le droit à la pudeur, et qu’il y avait plus important à comprendre. Je n'ai fait qu'assumer ma “non-binarité” (comme on dit maintenant), et c'est bien cela qui m'a mené à bon port.

Mais l’écriture n’est que la moitié du travail. Que le récit prenne corps sur une scène, c’est le lecteur qui le décide, en fonction des acteurs qu’il a sous la main. Et toutes les sciences humaines passent à travers ce filtre.

Sur la scène de ce wiki, nous cherchons le rapport de l’Europe au Monde.

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(J’emprunte la photo du boulevard Barbès à Adeline Single Citadine - merci à Google pour la mise en relation).

fr/comprendre/moments/2004_06_05-rupture_amoureuse.txt · Dernière modification : 2022/03/22 07:01 de mansour

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