Une expérience intime déstabilisante
Résumé rédigé en juin 2022, relégué peu après mon arrivée en Arabie.
Il y a une vingtaine d'années, mon premier terrain de recherche au Yémen s'est terminé sur une expérience intime déstabilisante. J'en ai tiré un premier travail qui sauvait les apparences, à travers la mise en place d'un prisme d'analyse sociologique - mais je ne me suis pas arrêté là. J'ai tenu à revenir sur place, en me posant essentiellement les questions suivantes :
- pourquoi était-ce arrivé, quel lien avec le prisme sociologique?
- au-delà de ce prisme, que se passait-il vraiment dans cette société?
Quelques années plus tard, j'avais acquis une compréhension beaucoup plus fine du fonctionnement de la société yéménite, et aussi une conscience beaucoup plus aiguë de ma propre présence. J'accédais à une certaine aisance dans l'interaction, mais aussi à une conscience bien plus claire des dettes contractées à travers cet apprentissage. Mon honneur était engagé et je n'avais pas le choix, si j'espérais revenir un jour vivre dans ce pays : il me fallait soutenir ma thèse et faire connaître cette histoire.
Précisons que d'un point de vue méthodologique, mon enquête était parfaitement balisée. L'anthropologie est cette discipline des sciences humaines qui s'aventure dans les sociétés lointaines, au-delà des consciences occidentales. La déstabilisation personnelle du chercheur fait partie intégrante de la recherche - c'est même un passage obligé depuis Malinowski. Mais cette déstabilisation-là, dans un pays arabe et musulman, le monde académique n'a jamais pu l'entendre… ou peut-être je n'ai jamais su la dire.
Ce n'est pas la peine de polémiquer car la question est indécidable. Pour ma part j'ai toujours eu l'impression d'être transparent, de ne maintenir qu'une pudeur minimale, afin de maximiser la lucidité réflexive. Je n'ai jamais bien compris si l'on me reprochait cette pudeur ou bien cette transparence. Sans doute on ne voyait juste pas où je voulais en venir. Ou peut-être on le comprenait trop bien… À force de tourner en rond dans ce labyrinthe des sciences sociales, j'ai tout de même fini par en connaître la structure générale - mais j'y ai consacré dix années de ma vie, de 23 à 33 ans, pendant que mes interlocuteurs patientaient. Et nous patientons encore aujourd'hui…
J'ai finalement repris l'écriture depuis quelques années, depuis l'effondrement total et définitif du Régime Yéménite, qui organisait les interactions du pays avec le monde depuis plus d'un demi-siècle. Ma pudeur n'ayant plus lieu d'être, j'ai commencé par décortiquer ce fameux passage à l'acte homosexuel d'octobre 2003, dont je n'avais jamais parlé explicitement, avant d'élargir ensuite le propos par cercles concentriques. Beaucoup de gens s'en étonnent lorsqu'ils découvrent mon travail, mais c'est un passage obligé. Ainsi de proche en proche nous avons bon espoir, avec mes partenaires là-bas, de reconstruire un monde en commun.