Histoire de ma naturalisation (mail aux amis proches, le 4 septembre 2003)
Mail envoyé à mes amis proches le 6 septembre 2003. J'y raconte mes états d'âme, à un stade où l'intrigue du Za'îm commençait à peine (voir schéma). Sentiment étrange en le relisant aujourd'hui (25 mai 2022), près de 20 ans plus tard. En fait je disais déjà tout… Souvent j'invoque mon ignorance de départ, en fait j'avais les yeux grands ouverts. Et c'est précisément ce qui a causé le tourbillon, je crois.
Je souligne quelques passages intéressants.
Date: 4 septembre 2003 à 18:52:19 UTC+2
From: planel@clipper.ens.fr
Subject: Histoire de ma naturalisation : c'est tout un roman!
Cher Thierry, Chère Maman, Hélène, Auré, Nanou, Lucie, Val, Marina, Abdu, Sarah…
Vous allez revenir à Paris, au bureau, vous allez regarder vos mails et vous allez être très déçus de ne pas avoir une poignée de mails interminables qui énumèrent les effets de la guerre du Golfe sur les Yéménites, genre “là-bas si j'y suis”. Après vous allez m'écrire pour me demander des nouvelles et je serai obligé de vous répondre à tous, et individuellement… Non, j'ai très envie de vous donner des nouvelles, depuis quelques jours seulement, c'est bon signe…
Seulement il y a beaucoup à raconter, c'est un peu délicat, et comme j'ai envie de vous raconter vraiment, ça m'occupe depuis quelques jours, le soir jusqu'à 4 heures du mat (le qat empêche de dormir), l'après-midi, la tête bouffie de sommeil. Ca donne un mail hétérogène, à des moments un peu “Mireille Dumas”, parfois plus sobre, c'est comme ça l'ambiance ici aussi. J'ai des moments d'émerveillement et d'euphorie, d'autres ou je suis plus perdu ou plus calme, mais très heureux quand-même.
J'ai pas envie de travailler ce mail pendant encore 3 jours, ça n'a pas de sens.
Donc pardon pour le style. Pour ne rien arranger j'ai commencé par écrire à Thierry, et puis j'ai fini par écrire à mes proches, donc il y a des vous qui apparaissent à mi-parcours
Je vous rappelle que vous pouvez me joindre à tout moment pour 0,33 euros la minute (pas d'heure creuse) en tabulant le 0892 46 46 34 depuis un poste fixe. Ensuite vous faites le numero de mon portable : 00 967 73 678906. Enfin donnez moi des nouvelles vous aussi !
Cher Thierry,
Ton mail m'a fait très plaisir. Je vis des choses d'une force, tu ne
t'imagines pas. Moi non plus je ne m'attendais pas à ça ici. Maintenant
je suis juste fasciné et très ému (le qat aidant…), les moments de
crise sont passés. Je crois, enfin je suis presque sur. J'ai trouvé mon
équilibre, quoi. Et puis ça me fait plaisir que tu arrives à ce moment
là, parce que tu es peut-être bien placé pour comprendre ce que je vis.
Non, ce n'est pas du tout difficile de s'intégrer dans la société
Yéménite. Enfin, je sais pas dans l'absolu, mais le hasard a fait que
mon intégration a été une douce adaptation, trop douce parfois.
Aussi mes dispositions y ont fait, je crois. Je suis parti dans le but
de plonger complètement, de rompre avec la fascination de loin. Une
immersion, quoi.
On nous apprend l'immersion dans nos cours d'ethno, mais ce n'est pas
vraiment ça. C'est surtout que je suis descendu à Ta'iz pour y habiter,
sans penser ma présence comme temporaire, sans non plus avoir d'objectif
sinon celui de plonger. Je ne suis pas parti avec un sujet auquel je
tenais. J'ai eu la certitude dès le début que le sujet émanerait d'un
vécu, et je ne m'en suis plus soucié.
S'immerger, c'est s'efforcer dès que possible de se laisser aller, dès
que la confiance règne, de se couler dans la place que l'on te propose.
C'est arrêter de juger, laisser au vestiaire tes catégories et préjugés,
et puis sourire, faire confiance.
Enfin je dis ça comme s'il y avait une recette magique, bien entendu ça
marche pas comme ça.
Je suis arrivé à Ta'ez dans les derniers jours de juillet. J'ai été
hébergé le premier jour par Taher, un copain d'un copain de Samir. Comme
on s'entend très bien, j'habite avec lui depuis.
Taher, Tareq (le copain de Samir) et les autres de cette bande
d'étudiants du département de Français, ça a été mes premiers copains
ici. C'était bien de l'immersion linguistique, parce qu'ils me parlent
arabe, mais en relisant mon carnet de terrain, j'ai l'impression d'avoir
eu (et peut-être d'avoir encore) avec eux une relation de Français.
J'arrivais de France, c'est logique, par une sorte de loi de
continuité… Et puis aussi –c'est pour ça que je suis tombé sur eux-,
ils sont déjà dans une optique de contact culturel ; ils m'attendent
comme Français et ce sont plutôt eux qui s'adaptent.
Pendant ces deux semaines j'ai progressé en Arabe, mais je suis resté
touriste, ou étranger en tous cas. Je commençais à me demander ce que je
faisais ici, parce que à la longue je sentais le décalage entre leur
mode de vie et le mien, sans pour autant avoir les moyens de le
surmonter. A la fois cause et conséquence de cet état de fait, un signe
révélateur, c'est qu'après deux semaines je ne prenais pas plaisir à
qater et à rencontrer des gens. Passé l'enthousiasme du début, je
commançait à moins y croire (d'autant que mon sujet capotait). J'en
avais déjà un peu ras-le-bol d'expliquer les mêmes choses sur les
Français qui n'ont pas de Dieu, les femmes qui ne sont pas respectées et
les modalités d'obtention du permis de séjour, ras-le-bol de jouer au
plus malin sur la question
Palestinienne.
[voir la notion d'alliance d'enquête]
Ce qui a tout changé, c'est qu'au mariage d'un copain j'ai rencontré un
type assez exceptionnel, je crois, en tous cas un type dont j'ai senti
dès le début qu'on se comprenait, et à un degré rare. En quelque jours
il est devenu un ami proche comme j'en ai eu peu. Ziad et moi, je sais
pas, on a la même sensibilité, la même ferveur… et ça reste un mystère
parce qu'en plus d'être Yéménite, étudiant en gestion surdoué issu d'une
famille d'agriculteurs de montagne, il est musulman jusqu'au bout des
ongles, ou plus exactement musulman militant, c'est-à-dire qu'il
n'envisage la vie, les relations humaines et les problèmes scientifiques
qu'à travers Dieu. C'était bientôt le mariage d'Abderrahmane, alors on
est monté ensemble à Sana'a. Ca a donné des heures de discussions à
refaire le monde, de 8h du soir à 3h du matin en traversant Sana'a et sa
banlieue tentaculaire. Pour moi c'était fascinant d’echanger des idees
avec Ziad qui sent le regard de Dieu sur ses épaules, à chaque instant.
J'en sors avec des idées pas mal ébranlées sur la religion, ou peut-être
plutôt j'en sors avec des idées tout court…
Pour lui, il était surtout turlupine par Darwin au début, puis mes
histoires de “fait social” l'ont alarmé. Au fil des discussions, il me
voyait de plus en plus comme une menace pour sa foi ; moi je réalisais
avec de plus en plus de certitude le contraire.
Un soir il est devenu comme fou, pour la première fois on a fait le
constat d'une limite à la compréhension mutuelle. Le lendemain, j'ai
fait un acte manqué, je suis redescendu à Ta'iz croyant l'y retrouver ;
en fait il n'avait pas quitté Sana'a.
Enfin, dit comme ça tu vas croire que c'est une histoire de lutte spirituelle à mort, ce que ça n'est pas en fait, pas du tout. Moi, à Sana'a, j'étais très mal, Julien pourra témoigner. Ziad avant ça en avait fait les frais et ça a joué pour beaucoup dans sa crispation. Pourquoi j'étais mal, c'est en fait de ça dont je veux te parler. Mais chaque chose en son temps.
Pour reprendre la narration de mon “processus d'intégration”, quand je suis descendu tout seul de Sana'a, ça avait tout changé. Un peu comme un baptème du feu qui m'aurait fait Yéméni. Je suis revenu dans ce quartier qui est celui de Ziad et où j'ai tous mes amis, et depuis je n'en sors plus. D'avoir déjà un ami comme Ziad, c'est comme un bagage de vécu, une première fois qui en autorise bien d'autres. C'est aussi peut-être une appartenance, un lien qui me place dans le jeu social et me sort du statut d'hôte reconnaissant, ne serait-ce qu'à mes propres yeux. Et de fait en une semaine je me suis fait des vrais copains, des amitiés liées en mon nom propre. C'est assez mystérieux, mais je crois tout est affaire de combien tu te donnes, quel crédit tu accordes à la relation qui est en train de se nouer.
Haudh el-Ashraf, c'est un rond-point qui coiffe une des épaules de
Ta'iz, c'est là où débarquent les taxis-co de Sana'a et d'Aden. C'est un
quartier vivant, comme on dit : tu peux boire un jus de mangue et un
beignet avant la prière de 4 heures du mat. C'est pleins de restos et de
boutiques ; une d'elles, c'est celle de Na'if. Quand il est pas à la fac
d'anglais, il est dans sa boutique dont il a transformé le fond,
derrière le comptoir, en Diwan. Il y a de la place à l'aise pour 4, qui
qatent entourés d'une foule de robes multicolores suspendues des murs au
plafond. Selon l'heure il y a Khaled ou Khaldoun, les deux frères qui
réparent les montres dans la boutique d'à coté. Khaled qate jusqu'à la
prière de 3 heures, après quoi il va remplacer Khaldoun qui part au
tribunal faire l'avocat comme stagiaire. Le soir on prend des plats au
resto qui est après l'echoppe de montres, et on mange parmi les robes.
Si on est plus que 6, on mange devant le comptoir. Après y'a les marches
devant l'échoppe, où on papote avec les frères de l'épicerie qui sont du
même “pays” que Taher, mon coloc, et avec les amis qui passent.
Haudh el-Ashraf est un lieu de passage et un point de ralliement. Quand
les voisins du village descendent en ville, c'est là qu'ils demandent
Taher. Lui et moi on vit dans un autre quartier, plus bas, ou on connaît
personne (on squatte l'appart de fonction de l'assistant de français de
l'université) ; pour moi ça fait un peu cité dortoir, lui c'est tout un
pan de sa vie sociale qui disparaît et qui lui manque.
De l'autre coté du rond point, il y a le paté de maison où a eu lieu le marriage d'Abderrahman (pas el-Souraihi) il y a deux semaines. Comme la maison est petite, la plus part des invités qataient chez le Qadi, à coté, où chez un autre voisin. Les fils du Qadi, eux, qatent souvent dans le “Mamlaka” (le Royaume / la Ruche) de Ziad, c'est à dire une pièce décrépie du rez de chaussée, condamnée de l'intérieur et qu'on a ouverte sur la rue. C'est là que Ziad a vécu pendant ses 4 ans d'études et l'endroit est devenu un lieu de ralliement, toujours bondé d'amis de l'université (séances de qat studieuses, si, si!), mais aussi les voisins direct, les cousins…
Moi depuis dix jours je passe ma vie entre ces deux endroits. Je deviens un habitué. De proche en proche, je fais la connaissance de plus en plus de monde. J'ai du mal à me les rappeler tous, mais on m'a repéré forcément (faut dire j'ai fait l'attraction quand j'ai presque perdu ma futah en dansant “comme un Américain”, au mariage d'Abderrahman…).
Depuis que je suis rentré de Sana'a, la vie est douce, c'est un bonheur. Je ne sais pas comment le dire autrement. Je pourrais te décrire individuellement les différents copains, mais c'est autre chose, c'est une humeur générale. Je traine à Haudh el-Ashraf et quelle que soit l'heure, je sais que je peux aller trainer avec l'un ou l'autre, y'a un certain nombre de types que je connais moins bien mais que je trouve très sympa et il ne tient qu'à moi de passer les voir, et mieux les connaître. Je sais aussi que chaque jour s'entrouvent de nouvelles perspectives, de nouveaux groupes d'amis, de nouveaux lieux où on qate. Le Haudh est devenu une aire de jeu ou tout m'est ouvert.
Alors des fois, comme hier, ça donne une espèce d'euphorie intérieure.
Hier en plus le qat était très bon, et tu sais le qat ça amplifie les
émotions. Meme tout seul dans un Diwan à attendre quelqu'un, j'étais
béat. Un tel sentiment, d'une telle force, c'est douteux. J'ai besoin
pour ma recherche de faire la part des choses. En puis ça me remue pas
mal. Cet aprèm par exemple je suis rentré à la maison pour écrire et
t'écrire, j'ai besoin de tirer les choses au clair.
La question que je me pose, à la fois pour mon travail et pour me
rassurer sur ma santé mentale, c'est qu'est-ce qui relève de moi, de mon
caractère et de ma situation, et qu'est-ce qui relève de la société que
j'étudie. C'est un problème compliqué.
J'ai passé deux semaines relativement ordinaires au début de mon séjour,
bien entouré, heureux d'être là, pas euphorique pour autant. Je ne pense
pas que ma rencontre avec Ziad m'a fait pêter un boulon. Si je vis les
choses avec tant d'intensité aujourd'hui, c'est que je suis adapté.
J'ai prit goût à la sociabilité comme fin en soi.
Ca avait toujours été quelque chose d'étrange que cette propention des
Arabes à papoter, à trainer jusqu'à pas d'heure sur la place du village,
en regardant passer les gens. Au début de mon séjour, passant tous les
après-midi à papoter, je faisais le même constat, et je sentais qu'au
fond c'était d'abord ça qui me rendait étranger : “Bon, d'accord, moi en
même temps j'apprend l'arabe… Mais eux?”
Maintenant c'est quelque chose que je vis. J'ai le goût de voir des
nouvelles têtes, quand bien même je vais expliquer une ènième fois ce
qu'est l'ethnologie, quand bien même il va encore falloir répondre à
l'inévitable question : “Qu'est-ce qui est mieux, le Yémen où la
France?”, khalass, c'est pas grave, c'est pour le contact.
Je me suis pas mal demande si ce plaisir de communiquer est vraiment
différent de ce qui se passe en France, ou s’il est n’est nouveau que
parce que j’en fais l’expérience au Yémen. C'est quoi en définitive
l'interaction? C'est avoir deux yeux posés sur moi qui écoutent et qui
réagissent, c'est être ensuite à mon tour captivé par la réponse, par la
personnalité qui se dessine derrière, par ce qu'elle promet
d'interactions à venir
Voilà, au final je me mets a m’émerveiller comme
si j’étais dans une soirée, quand l’alcool rapproche les gens
Fatalement pour un Yéménite, un type comme moi est d'abord un Occidental. Et quand ils rencontrent l'occidental, tous les Yéménites se ressemblent. Alors je raconte qu'en France on vit tout seul, et je regarde des yeux qui n'entendent pas ce qu'ils s'attendaient à entendre. On parle beaucoup politique aussi, societe, et mon point de vue les interesse beaucoup. A l'inverse, il y a de plus en plus de situations où je suis introduit par mes amis et ou on court-circuite la curiosité en la devançant. Le grand jeu parmi les frères de Khaldoun, c'est de me mettre au courant du nom de l'épouse de l'ami qui va arriver. Je demande des nouvelles de Madame et ils se retournent tous sur leurs cousins. Après je peux improviser : “oui oui, je la connais, elle est venu essayer une robe chez Na'if…” C'est du comique par l'absurde. S'ils me demandent en retour l'e-mail de M. je peux bien le leur donner, mais ça devient absurde tout court… Bref peu à peu je connais les gens, on partage des références et des expériences, l'interaction devient plus personnelle.
J'ai l'impression que mon mail sonne comme un Bobo qui découvre Belleville et ça me gène. C'est pas ça. C'est plus profond, plus fondamental. En règle générale, un ethnologue qui débarque dans une société inconnue et qui ambitionne de s'y faire une place, il se prend des portes au nez. Il bute sur des obstacles invisibles, ce qui finalement l'aide à préciser ces codes qu'il ne maîtrise pas. Est-ce que c'est ma position d'étranger qui masque les obstacles? C'est vrai que je surfe un peu sur un état d'exception… (en un mois à Ta'iz j’ai du croiser 3 fois des Occidentaux, généralement dans un 4×4 qui progresse laborieusement dans le souq de qat…)
Il faut que j'y pense sérieusement. Mais à la longue ça ne peut pas tout expliquer. Jusqu'à présent j'y ai vu des caractéristiques intrinsèques de la société Yéménite : une société sans femme (apparemment…), donc une société sans combats de coqs ; une société du collectif (jusque dans le mariage) et donc des jeunes hommes qui n'auraient rien à prouver. A moins que ce ne soit, simplement, une société conservatrice au vrai sens du terme, dotée d'un système de valeurs unique, incontesté et absolument pas en crise. Donc on ne pourrait avoir que, d'un coté, les “types biens”, les “vrais musulmans”, de l'autre les “hypocrites”, “ceux qui ne cherchent qu'à te taxer 200 rials” (ça c'est pour les jeunes, ceux que je fréquente ; de manière générale au Yémen, t'as à tous les niveaux un certain nombre de Sheikh et de responsables, musulmans comme vous et moi, qui pourtant n'hésitent pas à raquetter Monsieur tout-le-monde pour un certificat, le dépôt d'une plainte, ou le traitement d'un dossier. C'est effrayant. Mais c'est une autre histoire, au moins a mon niveau).
D'une manière générale, j'ai l'impression qu'il y a moins de mise en scène, moins de jeux de rôles et de présentation de soi… ce qui est difficile à affirmer puisque, par définition, je ne maîtrise pas les codes. En tout cas pas de préselection formelle : tu parles à tout le monde, quoi que tu penses par ailleurs.
Ce que j'ecris ne sert à rien, il est trop tôt pour comprendre. Au visiteur de toute façon, on doit tout. Après au fur et à mesure que je m'installe, je me fais des amis en mon nom propre, et aussi peu à peu des ennemis, j'imagine. Et puis je me reconstitue un sens critique, au fil des situations. Je m'autorise à nouveau à juger et à agir. Je deviens une personne.
Voilà pour l'exposé grandiloquent “comment devenir une personne en 30 jours”. Après, justement, ça devient plus personnel. Ce dont j'ai envie de vous parler aussi, c'est du malaise et du doute. C'est peut-être un peu torturé, mais c'est le plus intéressant je trouve, le plus fort aussi. Que mon nom devienne un nom propre dans la bouche des gens, que je me découvre acteur dans le jeu social, soit : voilà des gages de mon intégration que je vous présente avec fierté. C'est un peu du bluff, parce que j'en parle comme si je les observais de l'extérieur, alors qu'au fond ça relève plus de la prise de conscience. Il s'agit en fait de conscience de soi.
Ces deux dernières semaines ont étés plus riches que les précédentes, plus bouleversantes aussi, parce qu'on n'est pas une personne de loin. S'insérer, c'est faire délibérément le choix de privilégier ce qu'on est dans le regard des autres, sur ce qu'on a conscience d'être. Et on ne le fait que parce qu'on s'attache, que parce que le regard de l'Autre importe.
Ca marche bien! De toute façon dans une situation d'immersion, on est
immergé! A condition de ne pas tomber sur un pervers, la place que
l'Autre vous ménage comme personne est la même que celle que vous
accorde son cousin, son voisin, etc.
Oulala, je deviens obscur. Prenons un exemple : vous vous êtes fait, ou
vous êtes en train de vous faire un très bon copain. Vous êtes assis à
coté de lui dans un salon plein de Yéménites, quand votre ami exprime
d'une phrase son affection pour vous. C'est fait simplement, avec
franchise, sans ironie ni drama. Tout de même la phrase vous choque,
elle vous choque en ce qu'elle vous paraît déplacée, ambiguë, intrusive.
Néanmoins la phrase en question n'a pas déclenché de remous dans la
salle, ni rires génés, ni silence pesant. L'incident se répète.
Assez vite, vous comprenez que “ici, c'est normal”. D'autres signes vous
l'apprendront, la société Yéménite ménage un statut reconnu pour la
relation d'amitié particulière entre deux hommes. Par exemple entre amis
on se déplace dans la rue main dans la main
Avec l'expression des sentiments on touche, je crois, à ce qui constitue la personne. Comme avec, d'ailleurs, la simple sociabilité, mais d'une façon plus violente… du moins pour un Occidental (Tareq a passé sa première année en France cloitré dans sa chambre d'étudiant ; j'ai du mal à évaluer la violence d'une telle expérience pour un Yéménite).
Je ne suis pas un Bobo qui découvre Belleville ; si je suis tant fasciné par la sociabilité des Yéménites, c'est que les Yéménites me touchent, profondément, c'est à dire d'une manière générale plus profondément que ce qui a toujours constitué le rayon d'extension de ma personne. Dire que les Yéménites sont “plus accessibles”, c'est la moitié d'une vérité, celle qui privilégie le point de vue Français. Si je vous parle des yeux, c'est que j'ai aussi conscience de ce que les Yéménites prennent de moi, et c'est aussi en ce sens que je suis une personne. Les Yéménites me touchent et, je ne sais pas si c’est parce que c’est nouveau ou parce qu’ils sont différents, mais j’ai l’impression d’avoir a faire a des gens qui posent sur moi un regard plus profond, plus fixe et plus entier, qu'une personne equivalente en France.
Je ne sais pas trop comment vous convaincre que je ne délire pas et que
ce n'est pas l'effet du qat. En fait je n'y compte pas trop, vu que moi
même j'ai craint pour ma santé mentale pendant plusieurs jours, en
particulier quand le voyage à Sana'a m'a rapproché de mes amis Français,
et de leur regard.
Peut-être tout ce qui fait une personne, c'est le regard des autres.
Peut-etre meme la meilleure definition de « l’etranger » est la : c’est
l’endroit ou le regard des autres n’importe pas.
Maintenant je ne suis plus a l’etranger, c’est evident. Mais la
transition ne s’est pas faite facilement. D’autant que pendant un temps,
a Sana’a, ce n’est pas l’ensemble des Yemenites qui « définissait »
ainsi ma personne, mais le seul regard de Ziad, une situation assez
angoissante.
En remontant à Sana'a, le simple fait d'envisager la rencontre des
Français me refaisait Français, et j'appliquais à moi même leurs propres
regards et je me sentais tout nu. Je reconsiderais sans cesse ma
position avec pas mal d'angoisse, car revenaient en force les normes de
comportement (ne pas toucher, ou alors l'épaule, et avec dérision…),
les préjugés (le musulman militant…) et surtout une certaine morale
d'un usage “raisonné” de l'Exotique…
C'est pour ça que je n'envoie pas ce mail à tout mon carnet d'adresse, vous vous chargerez de transmettre des nouvelles et le ton approprié viendra tout seul. Vous direz : “il est très content…”, “il s'amuse beaucoup…”, voire avec pudeur : “c'est une sacré expérience!”
Oh, vous voyez, je deviens cynique et grandiloquant devant mon portable, alors que ça n'a pas lieu d'être. Mais quand j'écris en France, c'est la France parle aux Français, c'est du grand drame psychologique, c'est un dilemme de schizophrène peuplé de grands démons. Ca m'occupe, ça m'occupe, et pendant ce temps-là je en suis pas à Ta'iz. Je devrais être en train de qater à l'heure qu'il est, au lieu de reprendre cette lettre qui m'occupe depuis 3 jours. De toute façon ça sert à rien, autant vous dire qu'ici je suis ému, point. Et autant reprendre le ton doctoral, celui qui considère les choses de loin, le seul qui reste dans une publication d'Ethnologie.
Qu'est-ce qu'un individu sinon le résultat d'une éducation, le produit d'une société? Dans cette société des collectifs, j'ai l'impression que l'individu yéménite vit plus “à nu”. Depuis deux semaines, c'est un sentiment général et récurrent, que ce soit lors d'un premier contact ou d'une soirée avec un ami. Ca décrit assez bien aussi ce que j'observe de l'espace : Ziad a vécu trois ans de suite dans une pièce désaffectée qui était le repère de sa “bande”, et dans laquelle il se couchait le soir, séparé de la rue par une couverture accrochée à deux clous. En face, un terrain vague sert d'atelier de réparation pour taxis et “dabbab” ; les ouvriers dorment sur le toit d'une 4L rouillée. Un peu plus haut un local commercial est habité entre autres par les frères du “pays” de Taher, cités plus haut. Taher a vécu là quand il est descendu du village pour étudier. C'est une pièce de béton avec cinq tapis de sol, trois coussins troués, un réveil, un poster de la Ka'ba, un dico français arabe des années soixantes… Ziad monte à Sana'a avec un sac plastique, il y est depuis deux semaines.
Enfin, c'est logique en fait, l'espace privé est féminin…
Ah oui, j'ai trouvé mon sujet!
J'étais parti pour travailler sur le mariage : “Comment ils font pour se
marier avec une inconnue?”. Mais ici la question n'a pas de sens… Je
reste sur le mariage, finalement, mais d'une façon indirecte, en
étudiant ces jeunes adultes qui ne connaissent de maison que celle de
leur mère et que la vie pousse dehors. Ils ne se marieront pas avant
d'en avoir les moyens, en attendant ils vivent dehors.
Je veux déménager à Haudh el-Ashraf, peut-être avec les frères du pays.
J'aurais bien squatté le Mamlaka de Ziad, qui est parti travailler à
Sana'a, mais Nabil, qui préfère qater avec sa femme qu'avec les copains
de son frère, a muré la porte hier.
Voilà, je vous embrasse tous. Passez une bonne rentrée. A vrai dire j'ai du mal à réaliser que la vie continue, en France. Pour moi la France, c'est la sphère privée, ce d'où je viens pour mes copains, un lieu qu'ils imaginent sans connaître. Vous êtes dans la sphère privée là où, au moins symboliquement, tout est stable, rien n'est censé bouger. Vous êtes de celles qui restent à la maison…
Ne soyez pas alarmes pas ce mail. Les choses se normalisent, moins de grosses émotions. Après tant de transformations, je commence a sentir que la vie redevient normale ; pour moi aussi, c’est un peu la rentrée ! Mon sujet avance a vue d’œil ; c’est fascinant comme la compréhension s’est débloquée
Je crains que le mois et demi qu’il me reste a vivre ici passe beaucoup plus vite que le mois d’aout, qui m’a semble une année. Alors il me prend maintenant l’envie de repartir en vacances, de descendre nous baigner a Aden avec Khaldoun, a Mocca avec Nabil, le Wadi Hadramout avec Ziad
PS. A vrai dire, ce mail est déjà obsolète, parce que j'hésite depuis presque une semaine a vous l'envoyer. J'ai peur qu'il soit trop personnel, je ne suis pas sur de ce que j'écris, etc. Alors j'ajoute une phrase ici, je censure la. Mais ca ne change rien eu problème.
Par exemple avec le retour de Ziad a Ta'ez, je prend du recul par
rapport a ce qui s'est passe, je commence a saisir sa personnalite
independamment du role qu'il a joue pour moi, et je comprend mieux.
Le mamlaka a reouvert depuis longtemps. Cet aprem Wa'il et Abdallah,
deux amis du quartier,se sont battus et bien amoches, alors il s'y est
tenu un “conseil tribal” de quartier comme dans les livres, sous la
presidence souveraine du Sheikh Ziad…
Et puis depuis peu, les masques tombent… Tahir me dit de moins voir
Nabil, Ziad de moins voir Na'if, Khaldoun de moins voir Ziad. Moi la
dedans je n'ai pas toutes les donnees pour comprendre. Je joue un peu un
role malgre moi et suis un peu oblige de mettre les mains dans le
cambouis pour choisir ma place en connaissance de cause. C'est un peu
pénible, ce n'est plus tout le monde il est beau, tout le monde il est
gentil. Enfin c'est inévitable, c'est la vie. C'est intéressant aussi.
Tout ca pour dire, finalement, prenez ce mail comme ce qu'il est, ma tentative pour vous faire partager temporairement mes aventures et mes etats d'ame, y compris quand je ne sais plus bien tracer les frontieres du specifique et du general, de l'authentique et du convenu, de l'intime et du public.
Je vous enverrai une carte postale de la mer quand j'irai enfin…
Grosses bises,
Vincent-Mansour