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fr:comprendre:textes:lettres:2003_09_27-ici_a_taez

Ici à Taez (mail du 27 septembre 2003)

Récit de mes derniers instants dans le quartier, l'avant-veille de l'incident avec Nabil et de mon départ pour Sanaa. Cela correspond aux derniers moments décrits dans l’épilogue de ma maîtrise (p.110), de manière assez sombre - mais cette noirceur n’est que rétrospective, quand je revisite ces moments au prisme de mon passage à l’acte. En fait dans l’instant je me montre assez insouciant : j'évoque ma première rencontre avec Waddah, mon déménagement prochain dans le quartier et d'autres perspectives qui ne verront jamais le jour. Il y a quelque chose qui cloche, et je le sais bien au fond de moi : mon intégration ne peut-être aussi facile, aussi aboutie. Quand j'en parle à ma copine, c'est dans un état proche de l'euphorie, comme un héros béni des Dieux… En réalité, je suis en train de reconstruire mon aisance sur le dos de Ziad et de Nabil, sur le dos de ceux qui m'ont accueilli. À cela s'ajoute le décès du père de Khaldoun, qui fait écho à l'expérience vécue quatre ans plus tôt.

Texte exhumé le 24 mai 2022.

De: Vincent Planel < planel@clipper.ens.fr >
Objet: ici a taez
Date: 27 septembre 2003 à 21:58:36 UTC+2

Ton coup de fil m'a fait beaucoup de bien avant hier. Hier j'ai passe la journee et la nuit au haudh, a papoter avec nashouan, sa'id et ammar, a qui jusqu'a present je ne faisais pas trop attention. Mais ils sont adorables, je les decouvre. Y'avait aussi le frere d'un copain qui est descendu de sana'a pour le week end prolonge (c'etait la fete nationale hier), un type super, intelligent et sensible [ Waddah ]. Alors on a beaucoup discute des gens dans le quartier, puis de religion, ,puis des gens, puis de religion, puis…
A vrai dire ce qui les epate, c'est que je parle bien. Ils sont tres impressionnes par ce que je leur raconte quand on discute de l'homme, la religion, la logique, ils boivent mes paroles. Du coup ils veulent me faire rencontrer le grand oncle de Neshouan, qui vit a el-Hodeida, sur la cote de la mer rouge, et qui est le deuxieme Oulema (homme de science) le plus renomme du pays. J'espere que ca se fera. En tous cas c'est vachememnt interessant de discuter avec eux, je realise plein de choses. C'est du [Remo] Guidieri a plein tube…

Voila, donc conformement au plan, je profite de mon temps ici. On va peut etre partir dans quelques jours a la campagne voir un autre jeune du quartier, avec qui ils ont fait les 400 coups. C'est dingue comme ce n'est que maintenant que je comprend quelle est la nature des relations entre ces jeunes, en ecoutant pour la premiere fois leurs histoires de jeunesse (debut vingtaine d'annees). Ca c'etait ce matin a l'aube, ils ont commence a evoquer le bon vieux temps, ils riaient, c'etait trop marrant. Toutes ces histoires concernent des gens que je connais sans connaitre, et avec qui je vis dans un environnement ou tous se connaissent, sauf moi. C'est assez special comme situation, je sais pas si je suis tres clair, je suis un peu claque. J'ai dormi que 5 heures cet aprem.

Bon et puis y'a autre chose, c'est que le pere de Khaldoun est en train de mourir d'une cirrhose du foie. Il a eu une crise hier aprem, depuis on attend, je deteste ca. Le pauvre Khaldoun est tres tres mal, et je connais ca. C'est ces moments ou tu sais que ca va arriver et tu es mort de trouille, parce que la mort, ca fait peur. Et tu ne peux rien faire qu'attendre, tu es comme un animal en cage qui tourne en rond. Alors je lui dis de ne pas avoir peur, que ce qui arrive arrive et qu'il aura le temps d'y penser apres. Mais je sais pas si ca l'aide beaucoup. De toute facon c'est une peur animale, tu as l'impression que le ciel va te tomber dessus. Aujourd'hui il a ouvert son magasin (pour ne pas inquieter son pere…), il reparait les montres en tapotant du pied. Ils l'ont appele de la maison vers 19h pour qu'il vienne, je sais pas ce qu'il en est depuis.

Enfin voila, c'est la vie quoi. Moi je vais aller dormir, recuperer un peu. Je vais sans doute demenager demain. Ne sois pas jalouse, la chambre a un peu de charme, mais pas plus, c'est vraiment vieux, decrepit, avec des trous dans le ciment par terre… mais ici personne ne veut d'un celibataire, ils ont peur pour leurs femmes… je vais juste verifier de jour que c'est pas trop crade, et je le prends. Inch'allah y'aura pas de blattes…

Je t'embrasse tres fort. Bon courage a Paris. Je suis bien content de te savoir a paris, et bien. Ecris moi un peu.
Vincent

PS : et Edward Said est mort hier… chienne de vie, va.
fr/comprendre/textes/lettres/2003_09_27-ici_a_taez.txt · Dernière modification : 2022/05/31 07:17 de mansour

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