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Gaza comme “frange sombre”
Julien Darmon, intellectuel juif orthodoxe formé à l'EHESS, aujourd'hui éditeur chez Albin Michel. Bon exemple de ce qui peut se faire de meilleur en termes d'adhésion consciente - une tradition qu'il dit toujours présente dans la société israélienne. Si les musulmans diplômés cessaient de s'exprimer par ventriloquie*, peut-être les djihadistes juifs auraient aujourd'hui moins d'influence…
La métaphore des interférences lumineuses
Interférences dans un phénomène ondulatoire monochromatique (explications vidéo)
Je reprends ici une analogie développée l’année dernière (dossier « Systèmes complexes »), avant d'avoir posé la figure de l'épigenèse monothéiste.
(…) Dans le monde réel, le nom n’est pas la chose nommée. Pour autant, tous les systèmes religieux « font comme si », d’une manière qui leur est propre. C’est ce qui leur donne une capacité d’intégration*, au sens de la physique des transitions de phases : les gestes individuels se cumulent, les petits ruisseaux font les grandes rivières.
Pourquoi la civilisation cybernétique renforce-t-elle la puissance chinoise, le nationalisme hindou, les populismes européens, tandis que les musulmans sont massacrés dans l’indifférence en Chine, en Birmanie, et maintenant à Gaza ? S’il existe une réponse unique pour ces situations diverses, elle réside dans la relation entre l’islam et la médiation cybernétique. Il faut comprendre que la cybernétique* n’est pas sortie de nulle part dans l’histoire des idées, et dans la matrice monothéiste* en arrière-plan.
Chaque système religieux se distingue par une proposition intégratrice qui lui est propre - mais les systèmes monothéistes sont apparentés les uns aux autres, ce qui produit des interférences tantôt constructives et tantôt destructives. Gaza est une frange sombre, dans une figure d’interférences que nous tend notre époque (qui a déjà englouti Taez auparavant…). Il faut se positionner par rapport à la figure d’ensemble, que ce soit comme croyant ou comme citoyen - que l’on agisse pour ce monde, pour le suivant ou pour un peu des deux. Ceux qui prétendent mobiliser pour Gaza au nom de l’islam, mais sans réfléchir où ils se trouvent dans cette figure - sans la moindre amorce de réflexion sur leur rapport à l’outil, qu’il s’agisse de l’institution académique ou de tel et tel réseau social, sur leur rapport à l’écriture, à la verbalisation - ceux-là ne font que renforcer leur profil de musulman sur Facebook ou Instagram, le classement de leurs publications dans le peer review académique : Dieu seul les jugera.
Morceaux
5 septembre 2024
Morceaux déplacés de la page La sociologie est un monothéisme
à remanier.
On suspecte la société israélienne d’être embarquée dans une dérive fasciste - que le sionisme aurait pris 1967 comme le signe de son élection, etc.. Mais ces diagnostiques sont généralement formulés depuis une science sociale matérialiste, qui n’a simplement pas conscience de la matrice monothéiste, et qui ne perçoit pas la contrainte que le verrouillage idéologique des diplômés musulmans fait peser sur l’ensemble, via une sphère universitaire globalisée. On laisse les éditorialistes se vautrer dans la dénonciation du « frérisme », parce que l’appareil universitaire est incapable de diagnostiquer le problème en lui-même. Parce que la conscience intellectuelle musulmane surtout démissionne.
La fuite en avant des sociétés israélienne ET européenne
Mon diagnostique est que les musulmans diplômés, jusqu’à ce jour, n’ont pas rompu avec la complaisance post-coloniale qui régissait les rapports entre islam et sciences sociales - et ce malgré la césure de 2011, où le Moyen-Orient cherche un autre chemin (je renvoie à mon interprétation de 2011, fondée sur mon enquête à Taez).
Trop de complaisance encore entre la France Insoumise et le militantisme dit « décolonial »*, malgré les postures bravaches : une habitude de reporter sur l’extérieur les contradictions internes, qui déshonore l’islam, déshonore la gauche, qui déshonore en fait toute tradition sincère.
Les musulmans diplômés ont aujourd’hui cette responsabilité historique de confronter le camps laïc à ses contradictions. Car c’est bien le nœud du problème, comme le remarquait récemment Eyal Sivan, réalisateur franco-israélien :
« Les Israéliens rêvent que les Palestiniens en général disparaissent, que ça cesse. Leur sort ne les intéresse pas. (…) Que reprochent les laïcs aux religieux dans cette histoire ? Ils leur disent : “Nous ne voulons pas porter seuls le fardeau de la guerre. Ce n’est pas normal que nous seuls soyons les soldats et les assassins.” Les religieux veulent continuer à étudier et ne pas aller à l’armée. Si on s’oppose à cette guerre, ce sont les ultraorthodoxes qu’il faudrait soutenir. » (Mediapart du 2 septembre 2024).
Les Israéliens n’ont simplement pas les moyens de confronter le système international à ses contradictions, parce qu’ils restent un petit pays et parce qu’ils ne savent pas faire - même dans l’histoire des idées, ça n’a jamais été leur job ! Tant que les musulmans se comportent comme des juifs, la société israélienne n’a d’autre option que la fuite en avant.
« Nous n’avons pas de place dans nos cœurs, nous n’avons pas de place dans nos pensées. Nous ne voulons pas parler ou que l’on nous montre ce que nos soldats, nos enfants et petits-enfants, nos frères et sœurs, font en ce moment à Gaza. Nous devons nous focaliser sur nous-mêmes, sur notre traumatisme, notre peur et notre colère. »
Omer Bartov, « Ancien soldat de l’IDF et historien du génocide, j’ai été profondément troublé par ma récente visite en Israël », Guardian du 13 août 2024.
La plupart des commentateurs extérieurs de cette tragédie ne perçoivent pas la structure qui relieGB5, la configuration épistémique des rapports de force mondiaux. Mais même cet historien israélien, parmi les voix les plus critiques qui soient à l’égard d’Israël, en est réduit aujourd’hui à une forme d’adhésion aveugle, à la fin de son article :
« Depuis le retour de ma visite, j’ai tenté de replacer mes expériences dans un contexte plus large. La réalité sur le terrain est si désastreuse, le futur apparaît si sombre, je me suis laissé allé à de l’histoire contre-factuelle, l’espoir bien spéculatif d’un avenir différent. Je me demande ce qui se serait passé si l’État d’Israël nouvellement créé avait rempli son engagement d’établir une constitution basée sur sa Déclaration d’Indépendance ? Cette même déclaration qui précisait qu’Israël “sera fondée sur la liberté, la justice et la paix, telle qu’envisée par les prophètes d’Israël ; garantira l’égalité complète des droits sociaux et politiques entre tous ses habitants, sans considération de religion, de race ou de sexe.(…)”. Israël pourra-t-il jamais se réimaginer tel que dans la vision si éloquente de ses fondateurs - comme une nation fondée sur la liberté, la justice et la paix ? Difficile en ce moment de se laisser aller à un tel fantasme. Mais peut-être précisément parce que les Israëliens se retrouvent au fond du trou, et les Palestiniens plus encore ; précisément à cause de la trajectoire de destruction régionale sur laquelle leurs leaders les ont placés, je prie que des voix alternatives finiront par se lever. »
J’évoquerai aussi cette responsable de l’UJFP, l’Union Juive Française pour la Paix, avec laquelle j’ai eu l’occasion de discuter récemment. Me racontant une rencontre officielle à Gaza il y a quelques années, avec des responsables politiques cadres du Hamas, elle me confiait sa perplexité : « Ils n’ont aucune idée de ce qu’est un juif laïque… ».
Effectivement ils n’ont aucune idée, ils composent pragmatiquement avec toute aide qui leur vient de l’extérieur, sans adhérer aux valeurs, tandis que l’UJFP est dans l’adhésion aveugle, fidèle à son humanisme. Ça donne une alliance des carpes et des lapins, qui n’a aucune chance de peser sur le cours des choses.
En arrière-plan de cette situation, il y a le comportement intellectuel des musulmans diplômés, leur adhésion consciente aux règles du jeu intersectionnel*, qui empêche toute pensée musulmane réellement critique, c’est-à-dire réflexive*. L’intégration des musulmans aux institutions n’est-elle pas équilibrée aujourd’hui, au moins d’un point de vue numérique sur la minorité juive, favorisée dans la période coloniale ? Mais la démission intellectuelle est telle, les musulmans n’ont pas la moindre amorce pour articuler leur responsabilité collective dans cette situation. Et bien sûr, blâmer le complot capitaliste mondial est toujours plus facile : des positions militantes à l’emporte-pièce finissent toujours par combler le vide, même si le silence est privilégié en conscience par une majorité.