Vacances prolongées : ma rencontre avec JVDK
(De grote vakantie), 2000, 145 min.
Dernier film achevé de Johan Van der Keuken, par lequel j'ai connu son travail.
⇒ Visionnable en ligne ici.
Comment vivre, comment regarder le monde, avec le compte-à-rebours d’un cancer incurable ? La temporalité suspendue de Vacances prolongées me replongeait dans une expérience dont je sortais à peine, avec difficulté. Diagnostiqué l’été après mon bac, le cancer de mon père l’avait finalement emporté à la fin de ma première année de prépa. Première année d’études supérieures, première année à me rendre à Paris tous les jours, à découvrir la physique et les mathématiques formelles avec des gens de tous horizons. Année frénétique où j’ai commencé à apprendre l’arabe, en un printemps, jusqu’à ce que ses yeux finalement ne se ferment, fin juin 1999. Il avait à peine 51 ans.
Mon père était physicien (voir sa notice nécrologique), et j'avais grandi avec lui dans une grande proximité intellectuelle, mais pas encore dans une relation d’adulte, et nos rapports avaient complètement changé après le verdict du médecin. Mon père regardait le monde à travers moi, au fond. Et moi je ne voulais rien savoir, des affres dans lesquels il se débattait, de ses grandes questions : je les connaissais déjà par cœur de toute façon, et mon avis n’apportait rien en ces circonstances. En fait je ne m’étais jamais senti aussi fort, et pour tout dire aussi heureux de toute ma vie.
La coupure du disjoncteur m’a évidemment pris par surprise : plus aucune lumière sur le plateau de tournage, plus de réalisateur évidemment, figurants retournés chez eux, et l’équipe technique démantelée, les unes et les autres affairées ailleurs à d’autres occupations. En septembre 2000 j’intègre l’École Normale et je perds le soutien de la prépa, amitiés les plus fortes jamais vécues qui volent très vite en éclat. Alors je reprends l’arabe, directement en deuxième année, en parallèle d’un cursus de physique auquel je ne crois plus vraiment. Et je vais au cinéma…
À l’époque, la mort de mon père était une « boule » de vécu indicible :
- une culpabilité rétrospective, d’une part, pour mon insouciance avec mon père dans ces derniers moments ;
- une honte rétrospective, d’autre part, pour mon comportement souvent péremptoire avec Mohammed Amine, mon jeune camarade tunisien - « blédard » égaré au lycée Louis-le-Grand, qui m'avait permis de tenir debout dans cette période.
Naissance d’une conscience politique, combinée à l’expérience intime de la mort d’un proche, dans une imbrication étroite que j’avais la plus grande peine du monde à démêler (je passais beaucoup de temps chez le psy…).
Là-dessus arrive Vacances Prolongées, que je découvre à sa sortie en novembre 2000. Identification très forte : je retrouve cette temporalité bien particulière de la lutte contre un cancer, au sein d'un couple et d'une famille. Ce film me reconnecte à cette expérience dont je sortais à peine, dont je ne parvenais pas à sortir : un regard qui me tendait la main. Ma découverte de ses films est facilitée par les rétrospectives organisées à Paris après sa disparition (7 janvier 2001), et ce regard m’accompagne toute l'année 2001. C’est l’année, décisive pour moi, de ma socialisation parmi les élèves du cours d’arabe, souvent de formation littéraire*, face auxquels il est mon ami imaginaire… Van der Keuken m’aide à problématiser mon regard propre sur les rapports Nord-Sud, en mettant un peu d’ordre dans ce vécu.
Un an plus tard à l’automne 2001, ma vie a totalement changé. Une jeune fille y a contribué - pour tout dire un peu à son insu : une étudiante étrangère de formation littéraire, rencontrée au cours d’arabe, qui participe au mois de juillet à notre séjour linguistique au Yémen. La dernière nuit avant mon vol retour, nous mâchons le qat ensemble sur la terrasse d’une maison tour. Je la revois à la fin du mois d’août, le temps d’un déjeuner : elle me susurre à l’oreille le doux mot d’anthropologie, qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Au mois de septembre, quand surviennent les attentats de New York, je suis en stage dans un laboratoire d’optique quantique : dans une cave au troisième sous-sol où l’on ne capte pas la radio (ce détail résume tout…). Au mois d’octobre je rends visite à la jeune fille, lui déclare ma flemme : l’affaire est conclue. Dès mon retour à Paris, j’annonce ma reconversion à la Direction de l’École, et suis accueilli à bras ouverts par le département de sciences sociales1). La relation avec la jeune fille ne durera finalement pas longtemps, mais peu importe : un cap a été franchi enfin, qui rend inconcevable tout retour en arrière. Dans cette étape, le regard de Van der Keuken m’a accompagné.
* * *
Ce rôle décisif, je n’ai jamais songé à le mettre en avant.
Il faut dire que j’ai très vite abandonné toute prise de vue, après le « choc sensuel » qu’a représenté deux ans plus tard mon premier terrain yéménite : une perte d’intérêt pour le travail visuel en général, au profit du versant le plus théorique des sciences sociales. Violemment pris en otage par l’écriture, je me suis efforcé par l’analyse de retrouver les chemins de l’interaction, les chemins du réel, en labourant inlassablement le carrefour de Hawdh al-Ashraf, lieu de mon premier séjour. Dans cet apprentissage, avoir un appareil entre les mains aurait été plus encombrant qu’autre chose. Les écrits de Van der Keuken étaient dès lors sans objet, comme théoricien de la prise de vue ou comme transmetteur d’un savoir-faire artisan.
Mais derrière cette question théorique du Social*, je n’ai en fait jamais parlé d’autre chose que de l’appareil sociologique. Je n’ai jamais cessé de défendre cette possibilité de porter le regard en s’exposant, comme on porte une caméra à l’épaule. Possibilité entrevue pour la première fois chez Van der Keuken, étayée par ma formation en physique expérimentale, et que la conversion à l’islam m’a permis de conserver face au monde académique.
« Pudeur et construction de l'objet dans les sciences expérimentales » (2014)
= mon dernier texte avant l’abandon définitif de ma thèse.
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