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L’enterrement de ce mémoire
Un anthropologue est né!
En juin 2004, j’ai soutenu une maîtrise d’anthropologie intitulée : « Le “Za’im” et les frères du quartier. Une ethnographie du vide ». Le jury était assez enthousiaste et m’a accordé une mention Très Bien : ma reconversion aux sciences sociales était réussie. « Un anthropologue est né ! », avait lancé Jean-Charles Depaule, qui se retrouvait de facto en position de Président du Jury.
Officiellement, Jean-Charles Depaule était le directeur du mémoire, mais la réalité du travail d’encadrement avait été mené d’une part par Sylvaine Camelin (ma tutrice à l’Université Paris X – Nanterre), d’autre part par Florence Weber (ma tutrice à l’Ecole Normale Supérieure), et ce depuis mon départ sur le terrain l’été précédent1). Inscrit avec Jean-Charles Depaule vers le mois de novembre, je ne l’avais pas beaucoup sollicité, ce qu’il avait respecté. Sur les épreuves du mémoire, ses remarques avaient été surtout d’ordre philologique (il m’invitait à être plus rigoureux sur la traduction ou l’analyse de certains termes) ou bibliographique (ne pas ignorer tel grand classique de l’anthropologie de l’honneur). Mais il voyait bien que l’essentiel dans ce travail se jouait ailleurs, dans l’analyse réflexive, qui n’était pas son rayon. L’engagement personnel du chercheur dans la production de ses matériaux, c’était l’avenir disait-on. Cela suscitait son admiration, un peu d’incompréhension aussi sans doute mais il n’insistait pas, de peur de passer pour un « vieux con ».
Rétrécissements de la conscience
Ces personnes se rendaient-ils compte de la terrible épreuve que je venais de traverser, et dont ce mémoire était le produit ? Ils ne le pouvaient pas. Comment auraient-ils pu deviner, à partir d’une note en bas de la page 110 et de la section 5.2 « L’ethnographe masculin face aux affaires de famille » (pp. 36-40) ? Je ne leur en donnais absolument pas les moyens. À peine le mémoire déposé j’avais quitté ma petite amie, étudiante comme moi à Nanterre, peut-être l’a-t-on su là-bas en interne. Mais de toute façon j’étais sur le point de rejoindre une autre institution (DEA de Sciences Sociales), comme m’y autorisait mon statut de normalien, ainsi qu’une autre directrice de recherche (Jocelyne Dakhlia). Encore un an plus tard j’étais parachuté à Aix-Marseille (MMSH), et ce n’est qu’à la fin de ma première année de thèse (juin 2006), soit trois ans après les faits, que « l’homoérotisme »* entre explicitement dans mes problématiques. C’était plutôt un soulagement pour Jocelyne Dakhlia, qui avait hérité du « bébé », et qui jusque là n’avait pas été très à l’aise : elle sentait bien2) que mes prétentions scientifiques cachaient quelque chose. Mais tout juste un an plus tard, le jour de mon retour à Taez (19 août 2007), Ziad mettait le feu à sa maison…
Implicitement, la morale de l’histoire était déjà évidente : la réflexivité ne règle rien. Il ne suffit pas que le chercheur ait une page de gauche dans son carnet de terrain, que les femmes prennent part aux institutions, ou que les hommes assument leur « homosexualité ». Il est certaines règles épistémologiques, bien posées par Gregory Bateson : « chaque nouvelle étape vers l'élargissement de la conscience éloigne d'avantage le système d'un état de conscience total » (citation n°3). Il semble que ce problème n’ait fait que s’aggraver depuis 1945, et qu’il doive nous faire basculer aujourd’hui dans une nouvelle guerre totale, peut-être dès 2023 (Emmanuel Todd).
La tentation de rejouer le match
En apparence, la théorie du Za’îm ne parle que d’un « charisme de quartier » (pour reprendre le titre de l’article publié l’année suivante). En réalité, c’est l’histoire d’un jeune physicien qui s’échappe du laboratoire après les attentats du 11 septembre 2001, et tente de construire une interaction sur des bases rationnelles, avec des Yéménites qui comprennent parfaitement les enjeux. Histoire qui se termine par le viol du jeune homme. Mais un viol totalement assumé de par et d’autre sur le moment, autant par le Régime que par les Sciences Sociales, qui nous surveillaient l’un et l’autre en arrière-plan.3)
« Et ce jour-là, à la vue du supplice, les meneurs renieront ceux qui les auront suivis, et toute attache sera rompue entre eux, alors que les suiveurs s’écrieront à leur tour : “Ah ! S’il nous était possible de retourner sur Terre, nous désavouerions nos meneurs, comme ils nous ont désavoués.” C’est ainsi que Dieu les mettra en face de leurs œuvres, sans que leurs regrets les mettent pour autant à l’abri de l’Enfer. » (Coran 2:166-167)
La vraie erreur que j’ai commise après ce premier mémoire, c’est d’avoir cru que l’affaire était réparable : que l’issue de mon premier séjour était un accident. Ou qu’il me suffisait, pour que les choses se passent mieux, de « prendre conscience de mon homosexualité ». Avoir cru qu’un surplus d’investissement intellectuel, sous le même régime, pouvait changer le résultat des courses.
Mais toute mon époque m’encourageait à commettre cette erreur, toute la logique des institutions postcoloniales*, que ce soit en France ou au Yémen. Le problème n’était pas d’ordre psychologique (admettre ou pas son « homosexualité »), ni même de morale islamique (se repentir ou pas) : la psychologie et la morale islamique faisaient elles-mêmes partie du piège. Et la difficulté aujourd’hui est de faire entendre cet enseignement beaucoup plus large, à des institutions qui ont déjà tourné le dos depuis longtemps, qui ne savent pas fonctionner autrement, qui peut-être ne le pourront jamais. Pour cela, il vaut mieux se focaliser sur ce premier mémoire, en amont de l’enquête ultérieure, avant l’invention de « l’homosexualité » (juin 2004, peu ou prou au moment de cette soutenance).
Un enterrement de première classe
Mais pendant près de vingt ans, je n’ai pas pu relire ce mémoire. Je ne pouvais plus en reprendre les analyses et les raisonnements, dans lesquels j’avais pourtant mis toute mon âme. Je n’étais plus la même personne.
Avec le recul, cet « enterrement de première classe » me semble lié à un autre non-dit : la mort de mon père physicien, survenue cinq ans plus tôt (1999). À travers ce mémoire, j’ai enterré une certaine manière de faire science, avec laquelle je savais qu’il me fallait rompre. D’où le choix de Jocelyne Dakhlia, historienne et anthropologue de formation plus littéraire, qui a dirigé mon travail avec exigence jusqu’en 2012. Je suis revenu sur le terrain en homme totalement libre, et j’ai passé les années suivantes à déconstruire une hypothèse sociologique binaire (rouge/bleu), qui avait été la clé de voûte de mon argumentation.
Pour reprendre cette problématique du charisme et du leadership (za’âma), il fallait aussi que soient apaisés mes rapports avec cette famille, et aussi les rapports en son sein - notamment entre Waddah et ses cousins, cette branche des petits-enfants de Maryam. Ce n’était pas le cas encore très récemment.
Ces jours-ci, je suis d’humeur casanière. Il me prend l’envie d’exhumer ce mémoire et de l’habiter à nouveau : comme dans une vieille maison, ouvrir les fenêtres et laisser rentrer la lumière. J’ai à peine commencé à me relire, je suis loin d’avoir ouvert toutes les pièces, et je ne sais pas encore ce que je vais trouver. J’ai juste un pressentiment : ce que j’ai tenté d’exprimer inlassablement ces dernières années, je pourrais bien l’avoir déjà écrit là.