2003, 2007, 2013. 2017, 2023.
J’écris depuis maintenant vingt ans sur les mêmes personnes, croisées dans le même lieu (Hawdh al-Ashraf) et la même situation historique (le Yémen des années 2000). Pourtant chacune de ces dates représente une césure dans les conditions de mon écriture :
Pour qui j’écris ? Comment j’écris ? Avec en tête quelle représentation du monde ?
J'ai déjà parlé de ces premières dates ailleurs sur ce site. Ici je veux évoquer d'abord mes écritures sétoises, les ruptures de 2017 et de 2023. Avant de dire quoi que ce soit du Yémen, de mes interlocuteurs et de leur monde, je dois retrouver le sens de cette chronologie en lien avec ce qui est notre problème général : les rapports entre islam et sciences sociales.
Les moucharabiés de Jeddah.
Quel est le rapport ? Vous verrez…
Texte en chantier
Le texte ci-dessous traite seulement les écritures [post-2013] et [pré-2003] (les deux piles du pont)
⇒ resterait à rédiger [2003-2004], [2004-2007], [2007-2013], mais la vision d'ensemble est posée.
1980-2000 | 2001-2003 | Jui-oct.03 | 2003-2004 | 2005-2007 | 2008-2013 | 2014-2017 | 2018-2022 | 2023 | |
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Orientation sexuelle | Enfance | hétérosexuel | homosexuel | musulman | |||||
Type d’écriture | Élève scientifique | Apprenti littéraire | 1er terrain | 1er mémoire sociologique* | Reprise par l’homoérotisme* | Reprise batesonienne* | ∅ | Écriture publique en ligne | Atelier islam en accès restreint |
Interlocuteurs | Père physicien / mère psychanalyste | Auteurs / enseignantes (FW) | Quartier / Commerçants (2 pages du carnet) | Ziad / enseignantes (FW) | Auteurs / directrice de thèse (JD) | Yazid / étudiants musulmans d'Antony | Communauté musulmane de Sète | La France | Musulmans francophones |
Vie privée | Enthousiasmes camaraderie scolaire | Parades nuptiales | Amour à distance | Huis clos conjugal | Subjectivité homosexuelle | Musulman marié à sa thèse | Musulman écartelé | Musulman qui crie | Musulman revenu chez sa mère |
Rapport au père | Apprendre l'arabe (décès 1999) | Regard flottant derrière mon épaule | En moi | Enterré à Djebel Sabir |
[22 mai 2023]
À partir de 2014 je n’écris plus. Finalement contraint d’abandonner ma thèse - et donc l’espoir d’une carrière de chercheur en anthropologie - je m’installe dans la ville de Sète où j’ai un peu de famille, et m’en remets à la communauté musulmane locale. J’espère ainsi guérir de cette « folie » qu’est l’écriture, la mise en mots systématique des situations. J’espère trouver une manière d’être utile autrement (voir ma lettre « Un chateau à la campagne »).
Dans un premier temps, je travaille essentiellement comme prof de maths, songe un temps à me marier, en tournant le dos à mon histoire au Yémen. Pourtant cette histoire me rattrape. En juillet 2016, lors du concours de prof en lycée professionnel, je subis une discrimination fragrante qui me renvoie directement à l’expérience de ma thèse. Je constate à cette occasion que mes frères ne me comprennent pas, que je ne peux pas m’assoir sur mon histoire, au vu des polémiques explosives qui agitent alors la société française (l’effroyable attentat de Nice tombe au même moment). J’écris sur l’affaire Merah puis m’oriente vers une formation « laïcité » à la fac de droit, et commence à suivre des cours à l’Institut Protestant de Théologie de Montpellier. Pourtant l’année suivante, je n’arrive à me rendre utile nulle part : comme si j’étais toujours damné par cette thèse, qui m’empêche de réatterrir dans mon propre pays.
Bref je soulève le capot, dévoilant mon interaction à la fois avec les enquêtés (page de droite) et avec le monde académique (page de gauche du carnet de terrain - voir méthodologie). Délibérément, je romps là avec les deux « pudeurs » qui rendent possible toute écriture en sciences sociales - la pudeur académique et la pudeur du terrain. En effet, quel rapport avec la vraie pudeur, celle motivée par la crainte d’Allah ? Celle dont la communauté musulmane était censée me montrer le chemin…
⇒ Je m’embarque alors dans une nouvelle forme d’écriture, à la fois introspective et publique, qui donnera finalement naissance à ce wiki.
Mon écriture se focalise d’abord, au printemps 2018, sur un incident oublié de mon premier séjour : comment ai-je pu croire que Nabil avait tenté de me violer, à la fin de mon premier séjour ? Comment l’ai-je cru sur le moment (fin septembre 2003), et pourquoi ai-je gardé en tête ce mythe pendant si longtemps, malgré tout mes efforts pour atteindre la clairvoyance ? (chantier « scène primitive »).
Un an plus tard (17 novembre 2018), le mouvement Gilet Jaune me ramène vers la société française et, à défaut de débouché professionnel, vers l’engagement citoyen. Mais je continue à revenir périodiquement sur mon histoire au Yémen, comme pour rester en lien avec mes interlocuteurs là-bas.
Initié début 2022, ce wiki est une combinaison des deux : d’une part ce chantier d’écriture, portant sur la « scène primitive » de mon premier terrain, d’autre part mes « propositions citoyennes », pour repenser la neutralité laïque par le recours à l’Histoire.
Cette écriture n’est pas encadrée par un terrain, par des relations sociales directes : mes interlocuteurs là-bas sont en train de traverser une guerre, dont je n’ai absolument pas connaissance…. Elle n’est pas encadrée non plus par une dynamique de recherche, des échanges avec des interlocuteurs stables. C’est une écriture qui cherche constamment sa propre raison d’être -comme je suis encore en train de le faire dans ces lignes. Un processus qui n’a pas vraiment de fin, il faut bien l’avouer.
⇒ Mon wiki se focalise ainsi sur l’incident avec Waddah (début octobre 2003, juste après la pseudo-tentative de viol déjà évoquée), incident dont je construis une vision de plus en plus épurée (voir mon sommaire « intersexuation » ). Dorénavant, cette « transaction sexuelle » a valeur pour moi d’un paradigme fondamental, que je peux mettre au milieu de tout…
À travers ce site, cette thèse inachevée continue de prendre ma vie en otage, d’empêcher bien entendu mon insertion professionnelle normale, mais au moins maintenant je sais pourquoi !
Été 2022 : tentative d’expatriation en Arabie. En décembre, faute de visa, je me retrouve coincé en Région Parisienne…
fr:atelier:islam
, ouverte aux seuls lecteurs identifiés comme musulmans : utilisateurs de la catégorie « frères », et de fait il y a aucune sœur dans le lot. Nous sommes donc entre hommes, et entre musulmans. Je ne vous demande pas d’intervenir, seulement de me lire - et encore, seulement si vous le souhaitez. Si vous souhaitez rester derrière vos moucharabiés, ce n’est pas un problème pour moi. Avec cette section, mon intention est juste de travailler sous votre regard.En 2017 cette écriture n’était pas encore concevable, et même début 2022 : si je m’étais adressé seulement aux musulmans, la pudeur m’aurait empêché d’avancer. Maintenant les choses sont posées ici ou là sur ce wiki, je n’ai plus qu’à rassembler les morceaux, tenter de construire un exposé cohérent.
Un jour inchallah, le contenu de cette section aura trouvé sa forme définitive. Je donnerai le livre à un éditeur, et des non-musulmans liront ces lignes sur du papier, par dessus votre épaule, ainsi que des femmes. Pour l’instant il n’y a que nous.
Je sais qu’à la longue ce dispositif produira des effets, pour une raison très simple : jusque là, j’avais toujours honte de ce que j’écrivais. Je m’insurgeais contre le désintérêt de mes coreligionnaires, mais en réalité la plupart connaissaient à peine l'existence de mes écrits. Là ce sera différent : je n’aurai plus honte de vous les mettre sous le nez, et même votre silence vaudra incitation à recommencer !
À présent, j’ai l’islam pour directrice de thèse…
J’aimerais raconter comment les choses se posaient pour moi au départ, afin que vous compreniez le chemin parcouru.
[21 mai 2023]
Le 23 juillet 2003, je m’envole vers le Yémen pour trois mois, afin de mener mon premier terrain anthropologique dans une ville, Taez, que je ne connais pas encore. J’ai découvert le pays deux ans plus tôt, en juillet 2001, à l’occasion d’un stage linguistique d’un mois dans la Capitale Sanaa. Comme nous avions cours tous les jours, nous sommes à peine sortis de la vieille ville, à part pour quelques excursions touristiques (le djebel Harâz, le port d’Aden, le barrage de Marib…). Mais quelques mois après mon retour (novembre 2001), j’ai pris la décision de réorienter mes études, pour reprendre un cursus d’anthropologie.
Lorsque je repars en juillet 2003, je suis donc déjà en dialogue avec les sciences sociales. J’emporte avec moi un grand cahier, qui me fera les deux ou trois premières semaines et que je renouvellerai ensuite, pour y noter consciencieusement le déroulement de mes journées et toutes mes observations. Les pages de gauche de ce carnet, moins remplies à ce stade du travail, recevront mes premières analyses et quelques confessions sur mes états d’âme, soit déjà l’ébauche d’une conversation. J’écrirai aussi de longs mails à ma tutrice de l’Université de Nanterre, à ma tutrice de l’Ecole Normale Supérieure - accessoirement aussi à ma petite amie, rencontrée à la fac et étudiante comme moi en anthropologie. À l’exception de la petite amie, tout cela restera en place les années suivantes : les interlocutrices, l’écriture et les cahiers, une page de droite tendant vers l’objectivité, une page de gauche tendant vers la réflexivité… (voir méthodologie).
En face, il y a les Arabes.
En face il y a cette langue, que j’ai commencé à apprendre au cours de ma première année d’études supérieures, dans les derniers mois de la vie de mon père, qui livrait son dernier combat contre le cancer. La rechute avait été diagnostiquée peu après mon bac, au milieu de l’été 1998. À la rentrée suivante, j’entre en classe préparatoire dans un grand lycée parisien, tandis que mon père alterne les chimio et les radiothérapies.
Au cours de l’hiver, je me rapproche de Momo, un jeune surdoué en mathématiques originaire de Sfax, envoyé à Paris avec une bourse de l’État tunisien. Vers le début du printemps je fais l’acquisition d’une méthode d’arabe, qui ne quittera plus la poche de mon veston. C’est une période étrange, une exaltation mêlée de vertige et de surexcitation. Moi-même je découvre un peu Paris, et surtout cette camaraderie dans l’adversité scolaire, dont je n’ai jamais fait l’expérience auparavant. Tous les jeunes premiers de France convergent vers ce lycée, et cette fois nous sommes mis en compétition les uns avec les autres. Moi j’ai la main dans celle de Momo, ou posée sur la poche de mon veston, et je cartonne dans mes résultats.
Mon père est lui-même physicien, et les traitements l’empêchent de se rendre au labo. Malgré la morphine, il s’absorbe dans la rédaction et la relecture d’un ouvrage collectif de pédagogie des sciences, qui l’occupera jusqu’aux derniers instants. Derrière ses lunettes de presbyte toutes neuves, il ressemble de plus en plus à un vieillard de semaine en semaine. Mais son regard perçant reste le même, et je sais qu’il me regarde avec satisfaction.
Le 25 juin la mort dans l’âme, j’amène Momo à l’aéroport d’Orly, afin qu’il retourne pour l’été dans son pays natal. J’ai un billet d’avion pour le 28, prévu de longue date pour le rejoindre avec nos amis, mais le réalisme m’oblige à annuler mon vol. Mon père l’apprend le 27 au matin, au premier jour de la fête du cinéma. Il ne parle plus et meurt le 29 au soir, pendant que je suis au cinéma. J’ai vu neuf films en trois jours. En trois mois, j’ai avalé la moitié de la méthode d’arabe. Son regard s’est éteint, il est temps de plonger en moi.
Page de droite et page de gauche. Père physicien et mère psychanalyste. L’anthropologie semble avoir été une évidence, mais j’ai eu bien des scrupules sur le moment. Je n’étais pas sûr de vouloir continuer la physique, mais c’est ce concours-là que j’avais réussi - après une seconde année de prépa sous Prozac, donc l’urgence semblait d’abord de m’allonger sur le divan… Dans les matières littéraires, je n’avais jamais été particulièrement brillant, je ne leur faisais pas particulièrement confiance, donc c’était compliqué - aussi compliqué que de négocier son premier rapport sexuel… Surviennent alors les attentats du 11 septembre. Quelques semaines plus tard, une camarade du cours d’arabe facilite les présentations. Je ne serai plus jamais physicien.
Ces quelques détails autobiographiques, pour dire ceci : les sciences sociales ont toujours été un saut dans le vide. Devenir sociologue, c’était être un homme. Au départ je ne suis pas Michel Foucault, je ne suis ni littéraire, ni philosophe ; de toutes ces disciplines, je me suis toujours éloigné instinctivement… Ces deux années de formation en sciences sociales, en amont de mon départ sur le terrain, sont un énorme bluff. Car parallèlement, je m’installe dans ma condition d’homme, hétérosexuel - cela ne tiendrait pas autrement. En même temps il me fallait un cap, la perspective de me rendre dans les pays arabes, sinon je serais resté puceau toute ma vie…
Donc en 2003 quand je pars sur le terrain, je n’ai pas d’autre choix que de réussir. Je n’ai pas d’autre choix que de poser l’ancre sur l’autre rive, puis de m’accrocher à elle coûte que coûte, ou alors toute ma vie s’effondre… D’où l’incident d’octobre 2003.
Cet incident, si seulement je pouvais en écrire l’histoire, sans la faire porter au Yéménites… Ça a toujours été mon but, au fond - c’est bien pour ça que je me suis tu ! Depuis 2017, j’utilise cet incident pour faire le geste inverse : ancrer mon histoire à mon propre pays, m’y accrocher coûte que coûte, contre la dérive des continents…