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Ma soutenance de DEA (septembre 2005)

Je réalise l'importance de cette date en travaillant sur l'ouvrage de François Roddier sur les rapports entre physique statistique, Évolution et changement climatique (14 mai 2022).
Septembre 2005, c'est là que quelque chose “décroche”, dans ma petite histoire de physicien qui s'aventure dans les sciences humaines.
Si l'analyse de ce moment nous éloigne encore de la situation au Yémen, je reste dans mon pari d'une approche réflexive et par le bas, qui situe les causes de la tragédie ailleurs que dans la société yéménite elle-même : plutôt dans les angles morts de la notre conscience historique occidentale, inscrits dans l'hétérogénéité fondamentale de nos traditions scientifiques.

Déroulement

En septembre 2005, devant le jury composé de Paul-André Rosental (rapporteur) et de Jocelyne Dakhlia (directrice), je soutiens mon second mémoire sur Taez, intitulé cette fois : Al-Gawla (le rond-point). Ethnographie et Ségrégation sur le Rond-Point des Hommes de Peine.
Pour la critique de ce mémoire proprement dit, voir la notice de mise en ligne (juin 2018), insérée en page 2.

Ce travail est beaucoup plus faible que mon travail de maîtrise. Confronté sur le terrain à une forme d'impasse, je tente de la surmonter à travers une réflexion sur les échelles d'analyses en histoire sociale, fortement influencée par ma formation antérieure en physique statistique. Ce n'est pas du tout l'approche de Jocelyne Dakhlia, qui en vient à penser que je ne souhaite pas travailler avec elle (quiproquo renforcé par mes démarches à Aix-Marseille, où je m'apprête à être parachuté avec une allocation couplée). Par contre j'ai identifié un interlocuteur potentiel en Paul-André Rosental, un historien-démographe de l’EHESS, dont les réflexions méthodologiques m'apparaissaient particulièrement limpides - notamment les deux publications suivantes :

Dans une démarche inspirée de la microhistoire italienne, Rosental avait pris pour objet les habitants d’une rue, dans la banlieue lilloise, dont il avait suivi les trajectoires entre 1866 et 1926. Dans mon projet sur le carrefour du Hawdh al-Ashraf, je me sentais encouragé par cette manière de travailler, microscopique mais rigoureuse - plus rigoureuse que beaucoup d’anthropologues, prompts à verser dans des considérations généralisantes sur la « culture » de leurs interlocuteurs. J'espérais donc instaurer un dialogue à trois, avec Dakhlia pour la lucidité réflexive, et Rosental pour l'approche analytique.

Sauf qu'entre temps, Jocelyne Dakhlia s'est mis dans la tête que je vais m'inscrire en thèse avec François Burgat (chercheur en sciences politiques à Aix-en-Provence, et très bon connaisseur du Yémen), et tant qu'à faire, elle a décidé de me lyncher. Donc Rosental parle en premier, il pose ses remarques et quelques questions, sur la méthode et sur le fond, puis vient le tour de ma directrice. Et là, Dakhlia descend littéralement mon travail devant Rosental, qui se demande où il a mis les pieds. Elle commence par la bibliographie inconsistante, poursuit sur la faiblesse du projet de thèse, l'ajout d'un article de revue peu cohérent avec le mémoire, détaille telle et telle traduction approximative, et termine par la remarque qui tue : si elle me félicite d'avoir tourné le dos à l'anthropologie culturaliste d'un Yémen “traditionnel”, mon travail pèche à ses yeux par une posture scientifique surplombante : « Vous n'avez pas renoncé à votre extériorité. » Un peu sonné, je défends mon travail comme je peux. La soutenance se termine et Rosental se retire, non sans m'avoir salué d'un air un peu désolé. Ce sera notre seule et unique rencontre. Je retourne alors vers elle : « Alors ça veut dire, vous ne voulez pas diriger ma thèse…? ». Jocelyne Dakhlia tombe des nues : « Mais non, c'est vous qui… Si vous voulez travailler avec moi, votre travail m'intéresse… »

Analyse du quiproquo

Que s'est-il passé? Comment Dakhlia s'est-elle persuadée que j'allais partir avec quelque d'autre? Je lui demandais seulement conseil sur quel laboratoire solliciter pour mon rattachement à Aix-Marseille, entre l'IREMAM (où était François Burgat) et l'IDEMEC (auquel je serais finalement rattaché)1)… Un quiproquo? Mais les quiproquos n'arrivent jamais par hasard…

Fondamentalement, Dakhlia ne comprend pas mon premier travail, construit dans une connivence méthodologique avec Florence Weber (voir notre échange de février 2004). Le nœud lui échappe, cette situation ethnographique ne lui revient pas. S'ajoute à cela mon malaise de physicien, tentant de m'entendre avec une pure littéraire, et qui marche constamment sur des œufs. À un certain stade, Dakhlia s'est simplement convaincue que je la snobais.

Paradoxalement, cet incident a pour effet de refonder notre entente. En effet pour ma part, je sais parfaitement de quoi il retourne, ce que j'ai mis sous le tapis pour rédiger mon premier mémoire, et je sens bien qu'il faudra l'exhumer à moyen terme. J'ai encore beaucoup de mal à construire le problème théoriquement - d'où mes élucubrations sur l'épistémologie sociologique et les variations d'échelles - mais cela fait plus d'un an que dans ma vie personnelle, « j'assume mon homosexualité » comme il se doit. J'ai parfaitement conscience que je n'ai pas « renoncé à mon extériorité », que je me débats avec une scientificité un peu vaine ; Jocelyne Dakhlia a su pointer cela, et elle m'apparaît comme une interlocutrice d'autant plus précieuse.

Au cours des semaines suivantes, je me lance dans la lecture de son Empire des Passions, qui vient alors de paraître. Dans l'intrigue du calife Haroun et de son ministre Ja'far, j'entrevois la possibilité de revisiter ma situation ethnographique sous un jour totalement nouveau. Je découvre de nouveaux horizons, pas simplement associés à la notion d'homoérotisme, surtout aux fondements de l'histoire islamique et à l'approche anthropologique sur le temps long. Donc quand je repars sur le terrain (février 2006), c'est avec l'intention d'axer sur la dimension affective des rapports sociaux, et de restaurer si possible l'alliance avec Ziad. Le projet évolue au cours de ce séjour, avec la complicité paradoxale de Ziad, vers une étude sur le rôle de la vulgarité et des sous-entendus sexuels dans la sociabilité masculine. Au moment de revenir en France (juillet 2006), j'adresse à Jocelyne Dakhlia mon rapport (qui s'ouvre sur une confidence quant à l'incident sexuel d'octobre 2003). Avec la problématique de l'homoérotisme, nous avons enfin une raison objective de travailler ensemble. Jocelyne Dakhlia dirigera mon travail jusqu'en janvier 2012, soit au total pendant presque huit ans.

Schéma synthétique de mon raisonnement, par analogie avec un phénomène d'aimantation.

Pour autant, le cœur de ma réflexion est toujours resté le même. À travers cette notion d'homoérotisme, je poursuivais de manière souterraine mes raisonnements de “transitions de phase”*, la polarité sexuelle remplaçant formellement les spins (+) et (-). Implicitement, j'étudiais comment j'avais été “retourné” au cours de mon premier séjour. On ne refait pas ses réflexes intellectuels, et venant de la physique statistique, je ne pouvais pas poser le problème autrement.

La stratégie du caniveau

Lors de cette soutenance, Rosental s'était montré intrigué : « Avec vos ouvriers journaliers qui stationnent sur le rond-point, vous travaillez sur des perdants… ». Pas idéal pour reconstituer le champ des possibilités migratoires et économiques, qu'un échantillon de personnes qui se retrouvaient « dans le caniveau » pour ainsi dire. Sans s'en rendre compte, Rosental pointait un problème fondamental de ma recherche, à savoir que ma propre socialisation était en panne. Pour mener à bien ce projet d’histoire sociale « par le bas », il m’aurait fallu nouer de nouvelles alliances, avec des personnes représentatives de trajectoires sociales variées, et plutôt en ascension si possible. Or je n’étais simplement plus capable de nouer de telles alliances. Si je me retrouvais moi-même « dans le caniveau », c’était pour une raison bien précise, qui n’apparaissait nulle part mais que je ne pouvais ignorer.

Évidemment, j'ai toujours eu une conscience aiguë de mon décalage, et en même temps du caractère nécessaire de ma démarche. Contrairement à l'historien, ma recherche n'était pas limitée par le caractère fragmentaire des sources, mais par une autre limite, dont je pressentais qu'elle était fondamentale, mais que tous mes collègues prétendaient l'ignorer. Formé à l'ENS aux sciences sociales généralistes, j'avais l'espoir de ramener mes interlocuteurs yéménites dans l'humanité ordinaire, non-culturalisée. Pour ce faire, j'allais à la rencontre de chercheurs du domaine européen, pour qui le comportement des acteurs sociaux ne s'expliquait pas par leur “culture” : vers des sciences sociales faites d'inventivité conceptuelle et de rigueur critique, avec lesquelles je tentais de nouer un pacte. C'était Paul-André Rosental, mais ç'aurait pu être Emmanuel Todd, un autre historien démographe que j'ai utilisé (surtout ces dernières années). Tout comme je me suis tourné vers des chercheurs batesoniens, ou des chercheurs en sciences politiques un peu systémique, relativement théorisées. En fait tout au long de ma thèse, j'ai tenté de reconstruire ce dialogue triangulaire. Jocelyne Dakhlia avait beau ne pas partager mes options théoriques et mon penchant pour la modélisation, elle a toujours compris la logique de ma démarche sur le fond, étant elle-même engagée dans un travail de lutte contre la comparaison culturaliste :

Or c'est que ce n'était simplement pas possible. Alors même que ma démarche était limpide, il était impossible qu'un parrain et une marraine ne s'allient pour la faire aboutir. Mais cela, je ne pouvais en avoir conscience en septembre 2005, n'étant même pas encore musulman.

1)
…sachant que la bourse m'était attribuée de toute façon, j'étais parachuté là en tant que normalien. Spontanément j'aurais plus été porté vers l'IREMAM, un laboratoire pluri-disciplinaire axé sur le monde arabe, mais j'allais être moniteur au département d'anthropologie, et Dakhlia me conseillait plutôt de me faire accepter des anthropologues. Sur mes rapports ultérieurs avec l'IDEMEC, entre 2005 et 2012, je pourrais aussi écrire un roman…