Faire la prière les yeux ouverts.
Lors de ma conversion à l'islam (2007), c’était la chose la plus étrange, la plus forte et contre-intuitive, venant de mon éducation dans une culture chrétienne… Mais bien en amont, c'est Van der Keuken qui m'a mis sur ce chemin, qui m'a montré pour la premiere fois que c'était possible.
Autour de l'année 2001, Johan van der Keuken a joué un rôle décisif dans ma réorientation vers l’anthropologie, avant d'être remplacé par d'autres auteurs. Je redécouvre aujourd'hui son influence sur mon travail, à l’occasion de sa rétrospective au Musée du Jeu de Paume à Paris (16 juin au 17 septembre 2023).
Le 7 janvier 2001 disparaissait Johan van der Keuken , photographe et cinéaste expérimental, né en 1938 à Amsterdam. Formé à Paris (IDHEC) dans les années 1950, il chassait sur les terres du documentaire tout en prenant à contre-pieds ce genre, dont il dévoilait de manière systématique les artifices d’objectivité. Van der Keuken prônait plutôt un « cinéma du réel », lucide sur les dispositifs narratifs employés, par une présence assumée de l’auteur derrière la caméra. Élevé par la critique au rang de Chris Marker et de Jean-Luc Godard, Van der Keuken est un cinéaste encore trop méconnu…
J’ai découvert Van der Keuken en novembre 2000, avec la sortie de Vacances prolongées. Âgé alors de vingt ans, étudiant en physique, j'étais photographe amateur depuis l’adolescence et arabisant depuis le début de mes études - mais pas vraiment porté vers les sciences humaines, dont j’avais goûté l’arbitraire dans le cadre scolaire, dont je craignais l’auto-complaisance subjective, et qui me semblaient irrémédiablement vouées à l’absence de scientificité.
Un an plus tard, j’avais acté ma reconversion vers l’anthropologie. Van der Keuken m’avait tracé un chemin face au réel, une manière de procéder avec les sciences humaines - aussi avec la gent féminine, indissociablement…
En redécouvrant ses textes aujourd’hui, j’y décèle une adéquation surprenante avec certaines obsessions de mon travail ces dernières années, à l’interface des sciences sociales et de la théologie - obsessions dont jusqu’à présent je n’ai pas vraiment réussi à assoir l’évidence auprès d’auteurs de sciences sociales classiques.
Car en théorie, les sciences sociales ne parlent que de ça : la réflexivité* - historiciser, sociologiser sans cesse son propre regard - et j’ai adopté moi aussi cette discipline. Mais dans les faits, peu de sociologues* portent leur regard comme il l’a fait. Derrière sa caméra, le cinéaste sait toujours qu’il peut se retrouver nu ; cela n’arrive jamais au sociologue, qui ne se départit jamais de sa propre pensée. Aucun sociologue n’a jamais voulu comprendre comment j’avais porté mon regard, d’un bout à l’autre de mon enquête au Hawdh al-Ashraf. De sorte que mon regard, de ce lieu, est resté prisonnier.
Bref, les films de Van der Keuken sont sans doute la meilleure introduction à ce que j'entends par « appareil sociologique », ainsi qu'à la manière dont, malgré le passage à l'écriture, j'ai continué de regarder mes interlocuteurs dans les yeux.
Dans Les vacances du cinéaste (1974) :
La photo est un souvenir :
je me souviens de ce que je vois maintenant…
…Mais le film ne se rappelle de rien.
Le film se déroule toujours maintenant.
(Code couleur)
Dans cet entretien de 1998 avec Thierry Nouel (35'), Johan Van der Keuken évoque la polarité apolinnienne / dionysiaque qui traverse son œuvre, puis développe sa « théologie du hasard » - qui ressemble décidément beaucoup à la mienne…
Un des passages-clés, de 8:30 à 9:33 :
« Oui, je crois pleinement au hasard, mais je ne pense pas que ce soit Dieu qui règle le hasard. Le hasard c’est le hasard, c’est des trucs qui échappent… Mais qui est ressenti par nous comme magique, là où hasard produit des coïncidences, des correspondances… »
Dès lors que je coiffe ma casquette d’ethnographe*, cette théologie est la mienne aussi : elle n’est pas tant plausible que nécessaire au travail en sciences sociales. Mais Van der Keuken ne s’arrête pas là :
« Mais peut-être on peut aussi dire [le hasard] c'est le moment de liberté - mais une liberté qu’on peut saisir dans une forme. Au contraste d’une liberté qui simplement passe dehors mais… on la voit pas ! Et peut-être la vraie liberté, c’est la liberté qu’on ne voit pas, hein? Qui nous échappe à tel point qu’on ne s’en aperçoit même pas, tu vois… »
En somme, le « hasard » de la liberté humaine ne s’oppose pas à la « vraie liberté » (omnipotence divine), qui relève d’un autre type logique*.
Un anthropologue qui se convertit à l’islam, c’est comme un réalisateur qui prend place dans le film qu’il est en train de construire. C’est une manière d’installer dans la salle un premier spectateur - Allah - en se posant le défi qu’Il soit rejoint par d’autres. Qu’en passant outre le cadre des sciences sociales elles-mêmes, elles perçoivent dans notre histoire les signes, que mes interlocuteurs et moi y avons perçus.
En 2009 je reçois le soutien implicite du CNRS (Prix Michel Seurat), pour un film qui s’ouvrira sur la scène de l’Incendie (2007). Mais avec l’irruption des Printemps Arabes (2011), l’heure n’est plus au cinéma expérimental et les petites salles sont désertées. Là-bas Ziad ère dans les souks, misérable. Certains amis du quartier croient bon de me prévenir pour que je le fasse venir en France - mais comment en aurais-je les moyens, si ce film auquel j’ai tout sacrifié ne fait pas recette ? Je m’installe donc à Sète où je tente de tourner la page, tandis que le Yémen va vers son destin.
Van der Keuken est-il le « metteur en scène » (mukhrij) auquel Ziad téléphonait, entre 2008 et 2010?
(Scène filmée le 17 novembre 2008, le seul jour où j'ai sorti la caméra).
⇒ Re-monter mes images de 2008?
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