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Octobre 2003 et l’injustice postcoloniale
L’incident d’octobre 2003 est une « transaction sexuelle » survenue à la fin de ma première enquête au Yémen. Instant du premier arrachement au terrain et du premier passage à l’écriture, c’est en fait le moment où je m’installe dans le point de vue sociologique. Cet incident a d’ailleurs joué un rôle crucial dans la déconstruction du point de vue sociologique opérée les années suivantes - ce qui me permet d’en dire aujourd’hui quelque chose d’utile.
⇒ Les principales pièces du dossier (ci-dessous)
Le miroir des injustices
Dans l’incident d’octobre 2003, deux injustices se font face, comme dans un miroir :
- En amont, l’injustice de la société locale du Hawdh al-Ashraf à mon égard, pendant les huit semaines qui précèdent. En dépit de l’accueil souvent chaleureux qui m’était fait, ma démarche d’enquête par « observation participante »* fait l’objet d’une fin de non-recevoir : la société locale fait pression sur Ziad, mon principal allié, le contraint à abandonner son hôte et à se retirer dans son village. Et ce à travers la mise en scène baroque d’une révolte spontanée, une sorte de Printemps Arabe* avant l’heure centré sur ma subjectivité, dont je suis le spectateur impuissant. La manipulation va jusqu’à me convaincre d’avoir subi une tentative de viol venant de Nabil (le grand frère de Ziad), soit la personne-même qui m’accordait son hospitalité. Incident exhumé quinze ans plus tard en 2018, sur lequel j’ai beaucoup écrit depuis (chantier « scène primitive »), complétant en quelque sorte la maîtrise soutenue en juin 2004. Mon « passage à l’acte » doit évidemment s’interpréter au regard de ce contexte très particulier, de vulnérabilité psychologique et d’extrême confusion.
- En aval, l’injustice à mon égard de la communauté musulmane en France, pendant les quinze années écoulées depuis ma conversion (septembre 2007). J’ai alors un besoin absolu de dénouer les circonstances de cet incident, la clé de voûte de tout mon travail - alors que le Yémen et la ville de Taez sont à un tournant de leur histoire. Mais là encore, la communauté oppose une fin de non-recevoir à mes demandes, et je suis finalement contraint d’abandonner ma thèse - soit les dix années d’études qui ont bouleversé ma vie, dont je ne pourrai donc rien faire et rien dire (car je suis depuis confronté au même mur).
Le point commun entre ces deux injustices, ou plutôt le nœud qui les rassemble, c’est l’ambiguïté du rapport aux sciences sociales. En 2003, les Taezis se passionnent d’autant plus pour notre histoire qu’ils en comprennent déjà l’issue prévisible. Quant aux frères, c’est exactement pour les mêmes raisons qu’ils refusent de s’y plonger, même des années plus tard. Contrairement aux non-musulmans, qui se laissent facilement entraîner dans mon récit, les musulmans font valoir un droit de retrait, face à des sciences sociales dont ils connaissent déjà les biais.
Ainsi, musulmans du Sud et du musulmans du Nord peuvent s’identifier les uns aux autres, dans une solidarité instinctive face à la « perversité » occidentale. Sauf qu’en réalité, la situation n’est pas absolument pas symétrique :
- À l’inverse, les musulmans français vivent au plus proche des institutions de la sociologie, ils jouissent de condition d’éducation, de citoyenneté et de droits, qui constituent des conditions favorables pour s’y impliquer, et pour y apporter les réformes qui s’imposent. Sauf que les musulmans se désintéressent globalement de ce secteur. À force de ne pas faire l’effort de penser les situations - degré minimum de l’engagement du croyant, selon le célèbre hadith1) - une majorité des musulmans français projettent sur le monde des explications toutes faites : complot des « puissants », dénigrement des musulmans « arriérés »… - et ne savent en fait traiter que leurs petits interêts personnels, professionnels et matrimoniaux.
Pour saisir le drame dont je parle, il faut avoir au moins la volonté de s’identifier aux protagonistes :
- le jeune homme de 23 ans, non-musulman, mais qui est juste bouleversé par l’injustice des questions palestinienne et irakienne, qui a fait l’effort d’apprendre l’arabe, de se reconvertir aux sciences sociales, et qui débarque donc au Yémen avec son idéalisme et sa naïveté.
- la famille yéménite qui voit ce Français leur tomber sur les bras, et qui va devoir assumer cette responsabilité, non seulement au cours de ces trois mois en 2003, mais toutes les années suivantes jusqu’en 2010, date de mon dernier voyage.
Dans ce drame, l’incident d’octobre 2003 fait fonction de point nodal : c’est l’instant de mon passage à l’écriture - donc le point de départ du récit - où l’écriture elle-même finit par revenir. En cet incident sexuel sur-déterminé, convergent ainsi toutes les contradictions collectives en amont et en aval, de mes premiers pas dans l’apprentissage de l’arabe (1999), jusqu’à l’impossible réception de mon travail malgré la guerre au Yémen, qui a motivé mon retour vers l’écriture ces dernières années : l’engagement d’un ethnographe multi-situé2) sur quasiment un quart de siècle.
Évidemment, il est beaucoup plus facile de traiter l’incident comme une vulgaire affaire de « déviance sexuelle », d’y voir un égarement strictement personnel, au prétexte qu’il n’existerait pas d’autre case dans le sommaire de la jurisprudence. Plutôt qu’envisager la dimension structurelle de l’incident, il est beaucoup plus simple de « tuer le messager ».3)
Sauf que pendant ce temps, les Yéménites ont fait du chemin. Eux qui ont dignement fait face les années suivantes, n’ayant jamais oublié l’injustice qu’ils m’avaient fait subir, ont en outre étés rattrapés depuis dizaine d’années par ces contradictions, dont ils ont payé le prix en ce bas monde. Il y donc une grande illusion dans le miroir de cette identification Nord-Sud, ce « destin partagé » d’une Communauté imaginée. Une illusion que les musulmans français pourraient bien se prendre au visage un jour, dans ce monde ou le suivant.
« مَتى أَوْحَشَكَ مِنْ خَلْقِهِ فَاعْلَمْ أَنَّهُ يُريدُ أَنْ يَفْتَحَ لَكَ بابَ الأُنْسِ بهِ »
ابن عطاء الله السكندري
Cette histoire m’a surtout appris l’infinie justice d’Allah dans la manière dont Il nous éprouve. Je l’ai compris à travers mon enquête : le monde répond selon le regard qu’on lui porte. J’endosse donc l’entière responsabilité des mots que j’ai posé sur cet incident, de mes maladresses, de mes échecs à témoigner dignement envers ceux qui ont témoigné pour moi. La prison de cette histoire m’est préférable à ce à quoi on m’invite, côté sociologues ou côté musulmans. Je remercie Allah de m’avoir guidé à travers cette épreuve, et je demande qu’Il me guide encore.
Les principales pièces du dossier
Sur l’incident lui-même :
- Qualifications des faits (accueil du dossier Waddah)
- Récit minimum : Le noeud de l'histoire (version de Jeddah, septembre 2022)
Pour saisir la logique plus large de mon enquête :
Ma position sur « l’homosexualité » (s’il était nécessaire de la préciser) :
L’objet de ma demande : une réponse sur le caractère légiféré de ma focalisation sur cette affaire, au vu des circonstances évoquées dessus. Ayant apporté la preuve de ma pudeur, je souhaiterais qu’on me donne les moyens d’évoquer cette histoire dans les mosquées à des fins pédagogiques : afin d’expliquer la responsabilité du converti envers ceux qui ont porté témoignage, et plus généralement des musulmans les uns envers les autres.
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